Article publié le Vendredi 6 août 2004 dans L'express.
MANIÈRE DE VOIR
“Fenêtre secrète” dans la noire mélancolie d’un romancier
Johnny Depp incarne Mort Rainey, un écrivain pour qui rien ne va plus.
Voilà un film qui, du point de vue de la mise en images, commence bien. Alors que défilent les derniers noms du générique, nous voyons la surface d’un lac ; une surface bien calme, bien lisse, filmée au ras des flots, comme du point de vue d’un baigneur. Puis, un mouvement de caméra vers le rivage et l’image avance vers une cabane dans les bois en bordure du lac. C’est ainsi que le regard du spectateur pénètre par une fenêtre dans la cabane et se promène dans plusieurs pièces avant de se fixer devant un miroir dans lequel on voit un homme qui dort sur un divan. La caméra se rapproche alors tout près jusqu’à ce que les bords du miroir soient hors champ et elle a comme une hésitation lorsque la surface de l’image est traversée par une onde, comme la surface d’une eau tranquille. Puis, ayant repris du courage, elle plonge en avant comme on se jetterait à l’eau après une vague hésitation. Ou, comme on se jetterait dans univers qui ne serait pas totalement sécurisant, mais dont on subirait l’attraction inexorable.
Histoire signée Stephen Ki
C’est de cette manière aussi furtive qu’hésitante que Fenêtre Secrète, film de David Koepp, nous introduit dans l’univers de Mort Rainey / Johnny Depp, écrivain de romans à sensation pour qui rien ne va plus. D’abord, il n’a plus une once d’inspiration ; ensuite, sa femme l’a quitté pour se remettre en ménage avec un autre. Elle vient d’emménager avec son nouveau conjoint dans un bel appartement en ville et on se demande si ce ne serait pas justement cela qui aurait poussé Rainey à venir habiter ce coin perdu seul avec son chien pour y mener une vie d’indigence.
Il faut dire que dans le rôle de l’ex-épouse, il y a Maria Bello (vue dans la série Urgences) et que si son personnage inspire d’une manière générale la sympathie, il a aussi un côté “dame bien rangée” qui irrite un peu. En revanche, on ne sait quoi trop penser de Johnny Depp avec son chapeau mou, ses cheveux mi-longs et sa barbiche. S’agit-il du personnage qu’interprète l’acteur, ou s’agit-il de l’acteur lui-même ? Dans le premier cas, on trouvera le personnage un brin frimeur, voulant se donner un air bohème, ce qui risque d’agacer un peu. Dans le deuxième cas, on se dira que l’acteur aura voulu profiter de sa présence dans ce film pour “donner un coup de neuf” à son personnage dans la vie, ce qui risque d’agacer beaucoup de spectateurs. Ceci d’autant plus que Fenêtre Secrète est un film assez bien écrit. Non seulement David Koepp, qui signe aussi le scénario, n’en est pas à son tout premier (La Mort vous va si bien, Jurassic Park, Snake- Eyes, Panic Room, Spider-Man, entre autres), mais de plus, son film est une adaptation d’une histoire signée Stephen King.
Ce dernier, bien qu’étant universellement reconnu et applaudi comme le grand maître de la littérature d’épouvante, ne s’est pas pour autant limité à ce seul genre littéraire. Pour preuve, Fenêtre Secrète se veut un thriller psychologique et, jusqu’à un certain point, c’est une histoire assez bien écrite pour être suivie avec intérêt voire même par moments avec délectation. D’abord – éléments essentiels pour un thriller psychologique – les personnages sont bien imaginés et bien présentés. Le personnage de Johnny Depp a beau ne pas être très original, il a toute notre attention dès le début.
Ce tout premier paragraphe de son prochain roman qu’il n’arrête pas de recommencer pour l’effacer l’instant d’après parce que l’inspiration ne vient toujours pas. Cette robe de chambre fripée et crasseuse qu’il a l’air d’avoir portée continuellement depuis plusieurs mois. Cette façon qu’il a de marmonner des propos tout justes cohérents à lui tout seul et de tenir de longs discours tout empreints de bon sens à son chien. Sans compter cette manie qu’il a lorsqu’il va se recoucher après un avatar, de rechercher la position exacte dans laquelle il s’était endormi auparavant. On finit par oublier l’acteur pour n’avoir en tête que le personnage, le trouver sympathique et s’inquiéter pour lui à partir du moment où dans cette histoire surgit John Shooter / John Turturro tambourinant à sa porte et qui l’accuse d’avoir plagié un de ses ouvrages dans le passé. Ironie du sort : Rainey a bien plagié une histoire dans le passé, mais il ne s’agit pas de celle dont parle Shooter. L’histoire à laquelle ce dernier fait allusion s’appelle “Fenêtre Secrète”, elle raconte comment un homme abandonné par sa femme, finit par la tuer et enterrer son corps dans son jardin et, celle-là, Rainey l’a bien écrite en premier; il en a la preuve. Le personnage de John Turturro est du genre “provincial” et assez frustre par rapport à Johnny Depp, plus sophistiqué. Il est aussi, pour employer l’expression populaire, complètement secoué. C’est un détraqué qui a sa propre idée de la justice et il a vite fait de se révéler inquiétant - puis carrément diabolique - comme seuls peuvent l’être certains personnages de Stephen King. Et c’est exactement le genre de personnage que John Turturro interprète à merveille, jouant son rôle d’une manière très physique. Sa prestation fait penser par moments à celle de Robert De Niro dans Les Nerfs à Vif.
Toute la mécanique de ce thriller repose sur le fait que nous sommes amenés au fur et à mesure qu’avance l’histoire, à nous prendre de sympathie pour Johnny Depp, malheureux homme dans une mauvaise passe abandonné à la fois par son épouse et par la chance, qui se fait harceler et persécuter par John Turturro, un dangereux psychopathe qui surgit de nulle part. En d’autres mots, nous avons là un “Homme Innocent” comme dans les films de Hitchcock. Et puis, il y a l’ambiance cabane isolée, bruits bizarres, lettres de menace, ces évènements inopportuns qui sont comme de fâcheux présages et surtout, ces apparitions de John Turturro à des moments où on s’y attend le moins. Il y a aussi çà et là, quelques personnages secondaires intéressants comme ce shérif qui souffre d’arthrite et dont le passe-temps se trouve être le tricot, ou alors ce détective engagé par Rainey et avec qui les discussions sont chronométrées, chacun des deux ayant un temps de parole égal, comme pour un jeu d’échecs. Cela fait baisser la tension juste d’un cran, juste ce qu’il faut pour qu’elle reprenne de plus belle l’instant d’après, pour gagner en intensité. Avec tout cela, il est dommage que, pour une fois, la musique pourtant signée Philip Glass soit si inefficace.
Ainsi, le récit avance et la gêne puis le malaise et finalement l’horreur s’installent par strates successives. Et, c’est justement parce que Fenêtre Secrète se suit avec autant d’intérêt que la fin ne manquera pas de décevoir. Certains, devant une fin pareille, crieront à l’arnaque. Les autres trouveront qu’une fin plus conventionnelle, avec affrontement final, aurait été tout simplement stupide. Celle-ci a beau être décevante, elle a quand même le mérite de nous laisser avec un film assez original. “Seule la fin compte, dans cette histoire!” dit Turturro dans ce film. On devine que le romancier et, par la suite, le scénariste ont dû se casser la tête à ce sujet. Disons pour leur défense qu’il n’y avait pas de vraie solution à un problème pareil.
Gilles Noyau